Exil en Argentine
Pour lui, la France fut une seconde patrie. Il se sentait au service du pays comme il avait été au service de la Catalogne. (…) Puis nous sommes venus en Argentine. Peu de temps après notre arrivée, on lui commanda un funiculaire pour l’Université de Tucuman. D’après les connaisseurs, il fallait faire un tunnel. Et un tunnel coûte cher. Pour lui, gaspiller l’argent de sa troisième patrie était un péché. Il demanda à ce qu’un défricheur équipé d’une machette l’accompagne dans la forêt pour « chercher une solution ». Avait-il besoin du machetero ? Ou était-ce son dernier rêve à la Jules Verne : la fraternité de la science et du peuple ? Résultat : il proposa de faire un funiculaire à coude. Je ne sais pas si c’est à cause du funiculaire à coude (…), de sa manie peu partagée de ne pas gaspiller l’argent (…), mais « on le remercia pour les services rendus ». Le funiculaire reste encore sans concrétisation. (…)
Il se mit à écrire des articles. Il y faisait preuve d’une curieuse clairvoyance. Enfermé dans son réduit (toujours sans fenêtres), il voyait ce que d’autres ne voyaient pas. Bientôt il écrivit pour des revues argentines et nord-américaines. Un article sur les transports souterrains lui valut un poste au Métro de Buenos Aires. Deux stations de cette ville sont son œuvre. (…) Il imagina des transports aériens suspendus par le haut. (…) Pour convaincre les autorités de l’avantage des wagons suspendus, il avait dans sa poche un dessin (fait par lui) d’un lapin porté par les oreilles. Ce fut sa «période lapin». (…)
Peu à peu, le monde extérieur commença à le désenchanter. Personne ne lui donnait le prix Nobel. Personne ne prenait au sérieux l’affaire du lapin. (…) Je fus témoin jour après jour de son combat impossible. Un jour je l’emmenai au cinéma ; on y donnait un film policier sur le prix Nobel. Il regarda avec une grande attention les détails de la cérémonie. Je ne sais pas si la pompe de la cérémonie le fatigua. Ou bien si, réellement, il vécut la remise du prix. Il sortit du cinéma avec un sourire. Et on ne l’entendit plus parler du prix Nobel. Je crois que ce jour-là il l’avait reçu, non de la main du roi de Suède, mais de celle d’un pizzaïolo de la rue Lavalle. Pour un rêveur, c’était la même chose.
Et ici, comme là-bas, il suivait toujours ses principes de responsabilité sociale. Pendant un carnaval, de beaux messieurs jetaient des pétards. Faire du bruit ? Faire du mal à quelqu’un ? Il s’approcha d’eux et leur dit d’un ton sans réplique : « donnez-moi ça ! » Les deux messieurs lui donnèrent les pétards. Et il jeta le tout dans une bouche d’égout.